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Ousmane Sembène : Les bouts de Dieu

11 Juin 2014 , Rédigé par Nicole Faucon-Pellet Publié dans #j'ai lu

Les bouts de Dieu d’Ousmane Sembène

Le Dakar-Niger avec ces quelque quinze-cents kilomètres de voies, dessert l’est du continent africain ; tous les habitants vivent de la ligne, du trafic entre Koulikoro et Dakar. La grève illimitée est déclenchée.  Elle durera du 10 octobre 47 au 19 mars 48. C’est l’histoire de ces bouts de bois de Dieu, les êtres vivants qui l’ont vécue, que raconte Sembène.

À Thiès, Maïmouna l’aveugle mère des jumeaux sans père perd un de ses enfants lors des premières émeutes.

Sounkaré, le gardien boiteux, contemple la ligne vide. Il se souvient qu’autrefois on disait que la Fumée de la Savane irait jusqu’à Bamako et personne ne le croyait. Mais les hommes aux oreilles rouges l’ont fait. Le vieux gardien ne s’est jamais soucié du lendemain, à l’école coranique on lui a appris à vivre dans le présent et à laisser l’avenir aux mains de Dieu ; on ne lui avait enseigné qu’une chose mûre : qu’il revivait après sa mort et pourtant la mort l’effrayait. Il a faim, traque les rats auxquels il n’a jamais goûté… Bouillis, ils seraient certainement très tendres, avec un fumet un peu fort mais pas désagréable. Le boiteux rentre dans la gare désaffectée, laisse tomber sa canne, se penche pour la ramasser et tombe dans la fosse, les rats s’approchent…

On ne sait plus ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Ça devient aussi difficile que de séparer l’eau froide de l’eau chaude dans le même récipient.

Bakayoko le conducteur, Bakary le pulmonaire, Boubacar le forgeron, Doudou le secrétaire général du syndicat et Lahbib son adjoint ont installé leur quartier général à l’Inspection du Travail.

Ils réclament les allocations familiales et l’égalité des droits entre noirs et blancs.

— Donner les allocations familiales à ces polygames ! Dès qu’ils ont de l’argent c’est pour s’acheter d’autres épouses, et les enfants pullulent comme des fourmis… dit Dejean, qui ajoute :

— Nous avons un bon allié, c’est la faim.  

Doudou se sent maladroit dans son rôle de militant. Sur les conseils de Bakayoko, il lit. Isnard son contremaître le sait faible, comme tous ceux qui aiment la flatterie ; il tente de le soudoyer. Doudou se souvient qu’il refusait aux noirs les dix minutes de pause qu’il accordait aux blancs.

— Tu n’as qu’à te faire blanchir pour avoir droit aux dix minutes !

Doudou refuse l’argent.

En marge de la Régie, des ouvriers et des femmes, il y a les apprentis dont Magatte est le chef. On les envoie piller les poulaillers, à la recherche du pain de singe. Avec leur fronde, ils tirent sur les oiseaux, les margouillats, les lampadaires, les fenêtres des blancs qui se terrent désormais dans « le Vatican » : leur quartier résidentiel avec ses villas blanches au milieu des fleurs et des enfants aux joues roses qui jouent sur les marches des vérandas.

Isnard monte la garde, tue deux gamins en blesse un troisième.

Une masse humaine manifeste.

À Dakar, Ramatoulaye cherche de quoi nourrir les vingt bouts de bois de Dieu que compte la maison dont elle est l’aînée, tandis qu’El Hadji Mabigué, son frère se pavane avec Vendredi, son bélier terreur des ménagères. Magnifiques cornes en spirales, masse imposante, il dévaste la courette de Ramatoulaye. Elle tue Vendredi qui constituera le repas du baptême de Grève, le dernier né. Les policiers font irruption ; les femmes se défendent à coup de taparquats une sorte de massue dont les ménagères se servent pour repasser les vêtements.

La jolie N’Deye Touti, la lèvre inférieure noircie à la pierre de djenné, les yeux ombragés de longs cils, a fréquenté l’école normale de jeunes filles, parle le français et devient ainsi l’écrivain public du quartier.

Mame Sofi mène la révolte des femmes qui soutiennent les cheminots. Houdia M’Baye meurt sous la lance des pompiers.

Une campagne de démoralisation des grévistes et surtout de leurs femmes est entreprise par les « guides spirituels », les imans et les prêtres des différentes sectes.

— Nous ne sommes pas capables de créer le moindre objet utile, pas même une aiguille et nous voulons nous heurter aux toubabs qui nous ont tout apporté ? Vous feriez mieux de remercier Dieu de nous avoir apporté les toubabs qui adoucissent notre vie par leurs inventions et leurs bienfaits.

Accusés de sympathie avec les communistes, d’athéisme, d’alcoolisme, de prostitution, de mortalité infantile, les marabouts prédisent que ces mécréants de syndicalistes amèneront la fin du monde.

À Bamako, Diara a voté pour la grève illimitée mais il n’a pas tenu parole. Il est jugé. La petite Ad’jibibd’ji accompagne son grand-père Keïta au tribunal ; observe d’un air mi-mangue, mi-goyave ; apprend son métier d’homme parce que son père adoptif lui a dit :

— Demain femmes et hommes seront tous pareils.

Sa mère Assitan mariée à Sadibou l’aîné des Bakayoko a donné naissance à Ad’jibibd’ji, tandis que son mari était tué lors de la première grève de Thiés. Selon l’antique coutume, on la maria au cadet de la famille Ibrahima qui élève et éduque l’enfant. Ad’jibibd’ji l’appelle son petit-père.

Bakayoko est un homme sombre. Il a son franc parler. Ainsi, lorsque l’inspecteur propose un député comme médiateur, il répond :

— Leur mandat est une patente de profiteur. Il en est parmi eux qui, avant de se faire élire, ne possédaient même pas un deuxième pantalon. Maintenant, ils ont villa, auto, compte en banque, ils sont actionnaires dans les sociétés. Ils sont devenus les alliés du patronat et vous voudriez que l’on porte notre différend devant eux !

— Puisque tu es une soungoutou je-sais tout, dis-moi ce qui lave l’eau ? demande Niakoro à sa petite-fille Ad’jibibd’ji.

Les miliciens font irruption dans la maison à la recherche de Mamadou Keïta. Niakoro la Vieille se rue sur les policiers ; tandis qu’elle agonise, ils s’emparent du maître de maison et l’emprisonnent.

Libéré, il continue à prôner la paix, il voudrait qu’un homme n’ose plus vous gifler  parce que de votre bouche sort la vérité, il voudrait que vous ne puissiez plus être arrêté parce que vous demandez à vivre, que vous n’ayez plus à plier devant quelqu’un mais aussi que personne n’ait à plier devant vous. Que la haine ne vous habite pas : tel est le crédo de Keïta.

De Thiès à Dakar, la colère gronde.

— On refuse ce que nous demandons sous prétexte que nos mères et nos femmes sont des concubines, nous-mêmes et nos fils des bâtards ! proclame Bakayoko.

— Pour nous, cette grève c’est la possibilité d’une vie meilleure. Hier nous riions ensemble, aujourd’hui nous pleurons devant nos enfants, devant nos marmites où rien ne bouillonne. Nous allons marcher jusqu’à N’Dakarou, répond Penda, la fille facile reconvertie en militante, la meneuse au pagne ceinturé.

Fauchée d’une balle, Béatrice meurt ; son mari n’arrive pas à quitter la terre africaine.

La petite Ad’jibibd’ji songe sans relâche à la question de sa grand-mère et déclare :

— J’ai trouvé ce qui lave l’eau. C’est l’esprit, car l’eau est claire, mais l’esprit est plus limpide encore. 

La grève se termine en même temps que livre d’Ousmane Sembène : une magnifique fresque historique où l’auteur laisse libre cours à son désir de liberté.

Le Dakar-Niger entre en gare, conduit à une allure folle par Tiémoko.

Le Dakar-Niger avec ces quelque quinze-cents kilomètres... (photo : Pellet Jean-Marc)

Le Dakar-Niger avec ces quelque quinze-cents kilomètres... (photo : Pellet Jean-Marc)

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