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Les Hommes qui marchent de Malika Mokeddem

18 Avril 2014 , Rédigé par Nicole Faucon-Pellet Publié dans #j'ai lu, #coup de coeur

Malika Mokeddem : Les Hommes qui marchent

Zohra Bent Slimane, un petit bout de femme à la peau brune et tatouée, porte des kholkhales et une magroune, anneau en argent aux chevilles et sorte de cape en tissu fin et transparent.  Elle a la démarche alerte, toute de grâce animée. Ses bijoux pas chers, personne ne peut les lui voler. La position de son chèche est le baromètre de son humeur. Pendant des années, cette conteuse analphabète a eu soixante-quinze ans ; l’état civil n’existait pas. 

Elle raconte l’histoire de Djelloul Ajalli, surnommé Bouhaloufa « l’homme au cochon ». C’était l’oncle de son mari, Ahmed le Sage, un petit nomade qui a rencontré un taleb, maître d’école coranique qui l’émerveille avec Les Milles et Une Nuits. Dans la khéïma, Djelloul découvre le monde des palais. Puis le taleb s’en va, laissant au garçonnet un vide insupportable, un marasme mortel. Djelloul devient étranger aux siens. Dans ce monde de l’oralité, la communauté accepte à contrecœur de scolariser le gamin à Tlemcen, vers 1840. Il ne passe désormais que quelques jours par an avec les siens. Dix années plus tard, arraché à l’école, l’adolescent ne supporte plus Les Hommes Qui Marchent, il désire une seule chose : continuer à apprendre.

Au cours d’un déplacement, les nomades butent sur un marcassin, bête impropre à la consommation chez les musulmans. Ils veulent le tuer pour le laisser en pâture aux chacals. Djelloul s’interpose, adopte la bête, compose des poèmes : une attitude outrancière pour les siens. Il est banni de la tribu.

Délivré, il s’enfuit avec son halouf qui le suit partout, d’un pas intelligent. À la mort de l’animal, pour venger ce hallouf Ajalli du tort que le Coran inflige à sa race, il lui donne une sépulture, l’allongeant de façon que l’aspect extérieur fût celui d’un corps humain ; une meute de talebs récite des versets…

Djelloul s’en va alors vers Bagdad où il restera vingt ans, puis s’installe à Oujda au Maroc où il épouse à la soixantaine une jeune fille nubile qui lui donnera deux fils : Mohamed et Hamza.

C’est Ahmed le fils du nomade Abdelkader le Coléreux, le frère de Djelloul, qui épouse Zohra. Ils auront une nombreuse descendance : Nacer, Tayeb, Khellil, Fatma, Nejma...

Ahmed promet ne reviendra pas de son voyage à la Mecque. Désormais, Zohra est veuve.

En quarante, Nacer est mobilisé pour se battre pour une terre qui n’est pas la sienne, pour des gens qui ne croient pas en Mohamed, pour ces roumis qui occupent le Maghreb depuis si longtemps. Les années passent : épidémies de variole, de choléra ; sécheresse, les massacres de Sétif en 1945.

Une épidémie plus grande encore s’abat alors sur le monde nomade ; elle mange la liberté, rétrécit l’horizon a des murs fermés sur eux-mêmes comme une tombe : l’immobilité sédentaire.

Zhora s’installe à El-Bayad où elle scolarise Khellil ; Tayeb devient jardinier. La conteuse comprend qu’il y a deux lois : l’une esclavagiste destinée à garder sous tutelle les indigènes, l’autre faite aux arrogances et aux souhaits de ceux qui règnent. La vie dans une maison, même avec les portes toujours ouvertes, est très pénible à Zhora qui déménage pour Kénadsa.

Saâdia, la fille du deuxième Bouhalafa, n’a pas connu sa mère morte en couches. « L’amour d’une mère, c’est la lumière du destin que l’enfant reçoit avec son lait. » Élevée par Aïcha, sa marâtre, qui la déteste et la relègue au rang d’esclave dans sa propre famille, Saâdia est hantée par son grand-père l’homme aux cochons et par le désert. Un matin, la petite fille, de corvée d’eau, casse la cruche et s’enfuit, honteuse. Violée, elle s’échappe, court, court…

Saâdia lit dans les regards qui disent parfois ce que l’esprit tente d’occulter. Mahfoud, un homme accablé par le destin, la recueille, lui promet un mariage fictif. L’adolescente n’est plus vierge et la virginité des filles, au soir de leurs noces, est un précepte absolu de la tradition. Celles qui le trahissent se condamnent à la répudiation immédiate et parfois à l’assassinat par le  mâle le plus courageux de la famille !

Décidément le sort s’acharne sur la pauvre fille : Mahfoud est assassiné ; Saâdia enfermée au bordel à même pas treize ans, sans nouvelle de sa famille. Un de ses clients accepte d’apporter une missive à sa sœur Zina : désormais elles resteront en contact très discret.

Saâdia, transférée à Béchar, est libérée, grâce au Docteur Vergne, en 1953, après quatorze années d’enfermement. Elle prend alors contact avec Yamina, sa petite cousine mariée à Tayeb, qui vit à Kénadsa au Sahara, à côté de Colomb-Béchar.

Yamina,  a d’abord deux filles : Leïla qui signifie la nuit, puis Bahia… Elle évite la répudiation ou une dara : une deuxième épouse, parce qu’elle mettra ensuite au monde six garçons ! Parce qu’ils leur pendent au bas du ventre un petit morceau de chair plus fripé que le plus vieux des visages, les mâles sont encensés : Leïla est outrée.

Tayeb, nommé gardien du château d’eau dans le ksar El Djedid fait l’acquisition de la TSF et scolarise Leïla et Khellil au moment où démarre la guerre d’Algérie : en 1954. À trop compter, à force d’égoïsme et de racisme, les roumis, isolés dans leurs îlots dorés, ont acculé peu à peu les bougnouls à la révolte.

Leïla voit arriver les redoutables vacances scolaires, période où elle doit seconder sa mère. Heureusement, la dune est proche pour l’accueillir dans son sable ; la tendresse de sa grand-mère et la présence de son oncle Khellil, lui apportent un peu d’apaisement.

La famille adhère au FLN. Kénadsa devient une grande caserne avec sa prison tristement célèbre. Il est interdit de chanter Kassaman et Min jibalina : les hymnes algériens.

La sage-femme appelée La Bernard, parle la langue des indigènes ; ses complicités avec les moukères lui valent les inimitiés de la communauté française. Leïla aime se blottir dans son odeur rassurante, chasser l’image de sa mère toujours enceinte : grosse boursouflure devant, deux ou trois mioches piaffant autour d’elle, il n’y a jamais de place pour la petite fille dans son giron ou contre sa poitrine.

Les livres deviennent le refuge de Leïla tandis que la famille s’agrandit : Jaouad, Nourredine, Bachir, Ali… Yamina n’existe que par son ventre, grâce à lui, elle a parfois droit au chapitre de la protestation.

Madame Bensoussan, l’institutrice roumi, marque profondément le destin de Leïla.

À la mort de Bellal, le préféré de Zohra, surnommé S’baâ, le lion, la litanie des talebs et les youyous déchirent les oreilles de Leïla. Ces youyous, elle en découvrira une gamme si riche que son esprit qualifiera ces virtuoses vocalises d’éclats musicien, poète et dramaturge.

Les hadras, réunions de femmes autour de la célébration d’Allah, servent d’alibi pour se retrouver entre elles, avant de reprendre le harnais dont les dotent les hommes.

Les troupes de Bigeard débusquent les fellagas, les passent « à la gégène », martyrisent les populations.

— Tes grossesses sont comme des pustules dans mes yeux. Et tes fils, des sauterelles qui dévorent mes jours. Je ne veux pas être ton ouvrière ! crie Leïla face à sa mère.

Elle se promet de ne jamais se laisser atteindre par l’épidémie de la boursouflure qui s’empare des ventres.

Heureusement, la grand-mère Zohra assure la malédiction  à quiconque ose lever la main sur Leïla qui est considérée comme atteinte par le même démon que l’homme au cochon.

Tayeb décide alors de la payer pour s’occuper de ses frères, ainsi elle remplit sa tirelire qu’elle découvre vide un beau jour : son père est allé acheter  une chèvre avec son argent ! Elle perd jusqu’aux dernières joies enfantines, jusqu’à la confiance. Personne ne prend au sérieux son chagrin.

Cette chèvre servira à nourrir les petits. Comme dit Meryeme, dont les montées de lait sont importantes :

— Je dois absolument relayer la chèvre, sinon ce pauvre petit va bientôt bêler au lieu de parler !

Saâdia Bouhalafa retrouve sa famille régulièrement, éblouit la petite Leïla par ses apparitions : une brèche ouverte dans une tradition dont elle subit déjà le carcan. La fillette passe les fêtes de Noël avec elle à Béchar. Madame Bensoussan son institutrice doit quitter le pays.

— Prends bien soin de toi, ma petite gazelle, et n’oublie jamais mes conseils, lui dit-elle.

Le Général clame : l’Algérie algérienne, tandis que Leïla traverse le quartier musulman, le mellah juif où vit son amie Sarah et le quartier chic où demeure son amie Gisèle Fernandez, pour se rendre à l’école. Aucune des trois communautés n’a le monopole du racisme.

Leïla aime se jeter au plus chaud de la gorge opulente d’Emna Ben Yatto, la maman de Sarah ; elle y hume une senteur de musc, de clou de girofle et d’huile d’olive mêlés, tandis que la femme la picore de doux baisers en susurrant à son oreille :

- Ma petite kahloucha, kahlouchti…

Ce bonheur arraché aux interdits, le même que celui éprouvé auprès de Madame Bensoussan et de l’accoucheuse, triomphe de l’affection sur la bêtise, la délivrera à jamais des peurs et des enfermements. De la bouche de sa propre mère, Leïla ne reçoit que des ordres.

La majorité des juifs ne parle qu’arabe, leur communauté est antérieure à l’arrivée des pieds-noirs. Leïla apprend « nos ancêtres les Gaulois » et tout concourt à bannir son identité, sa culture et l’existence même de son environnement quotidien. Les textes des dictées et les lectures n’évoquent que la France ; elle doit dessiner un chalet de montagne… Quand De Gaulle vient en tournée dans le sud algérien, les enfants chantent la Marseillaise et agitent les drapeaux tricolores…

Leïla est promise à son cousin Yacine.

— Elle épousera qui elle voudra, j’en ai marre de ces archaïsmes ! réplique Khellil, son oncle ajusteur-fraiseur, dont les mains sculptent le métal, qui se fait sectionner trois doigts de la main gauche, dont les amours sont contrariés par la famille et qui part pour Gara-Djebilet, entre Tindouf et la frontière sahraoui. 

La valise ou le cercueil : la sage-femme choisit la valise, abandonne en pleurant sa petite Leïla : un petit bout de femme au cerveau de guingois sur deux mondes en affrontement.

Avril 1961 : le putsch des généraux, puis la conférence d’Évian. Madame Chalier l’institutrice, la roumia, réussit à convaincre Tayeb d’envoyer sa fille en sixième.

— La scolarisation des enfants est l’une des priorités du combat pour la liberté. Il ne fait aucun doute que vous êtes pour cette lutte-là. Combattre l’obscurantisme, vaincre son cortège d’absurdités et faire évoluer les mentalités est  votre devoir à l’aube de l’indépendance, dit-elle au militant du FLN.  

C’est ainsi que Leïla, celle qui a le grain des Bouhalafa, poursuit ses études.

Dans les vapeurs du hammam où rigidités et pudibonderies restent au vestiaire, Zohra cherche une femme à Khellil. Celle-ci n’a qu’un seul défaut : elle est très mince mais s’élargira avec les grossesses…

C’est la débâcle des pieds-noirs, c’est la chcoumoune… Il est plus facile de suivre le lit de l’oued que d’essayer d’en sortir. Sarah s’en va, Leïla, réfugiée sur la dune, se laisse aller dans le sable comme on entre dans la mer. Plus personne ne l’appellera Kahloucha, ma noiraude.

1° juillet 1962 : référendum pour l’autodétermination : 99,72% de oui. L’indépendance est proclamée. Il y a les humanistes roumis, les Bouhalafa et ses parents plutôt citadins et les hommes bleus que Zohra reçoit chaque année. Leïla porte en elle une part de chacun.

Le mariage de Khellil, c’est l’emprisonnement d’une adolescente. Toute l’assemblée n’a qu’une seule obsession : le jupon maculé de sang de Mounia… La violence transforme l’enfant de tout à l’heure en femme frigide à jamais. Terrifiée, Leïla observe la bestialité des femmes. Peu de temps après, les matrones vérifient quelle est toujours vierge, verrouillent un petit cadenas dans son entrejambe, nouent plusieurs fois une ceinture de laine en marmonnant des paroles de conjuration. Tremblant de rage, Leïla s’enfuit sur la dune.

Cadenas et autres gris-gris n’ont pas empêché sa mère d’avoir treize enfants.

Heureusement, Leïla est scolarisée à Béchar.

Les plus beaux quartiers deviennent des bidonvilles, le sable envahi les rues. La première des préoccupations des hommes : cacher, cloître les femmes. Liberté et indépendance, oui mais pas pour tout le monde. Leïla fixe ce carnage avec les yeux de l’enfance trompée.

Saâdia achète une voiture neuve et fume pour tromper son désespoir de vivre. Vergne est retourné en France, elle a refusé de le suivre malgré son amour, son amie juive Estelle s’est suicidée.

Cette fois, son grand-oncle Zobri, le frère ainé de Zhora, le patriarche, donne Leïla à Kaddour. Elle s’enfuit chez Saâdia.

Les filles ne peuvent pas sortir nue, non voilée. Boumediene, dépassant en arrogance les hommes de Bigeard, abandonne l’enseignement à des obscurantistes pour se doter d’une légitimité. 

Zohra s’éteint sans bruit, sa main dans la main de Leïla qui hérite de quelques louis d’or et d’un peu de sa mémoire de nomade en exil dans l’immobilité sédentaire.

L’arabisation ou plutôt l’islamisation poursuit son cours. Amère indépendance. Les barbares ne disent pas encore jihad mais « effort sur soi ».

Maintenant maîtresse d’internat, Leïla se retrouve avec un salaire dix fois plus élevé que celui de son père. Elle s’inscrit à l’Union Nationale des Femmes Algériennes et se trouve en butte à des épouses de la mentalité de sa mère ; la seule fonction de l’organisation est de tenir lieu de bras de transmission entre les organes du Parti et la masse des femmes cloîtrées à domicile.

— L’amour est comme les nomades, il ne connaît aucune frontière, dit Saâdia. Pourtant Leïla laisse partir Paul, l’homme qu’elle aime, rencontre un kabyle ; les mêmes condamnations et les mêmes abjections se répètent.

La révolution agraire est un échec, les brigades des mœurs hantent les rues : l’intégrisme flambe et triomphe, endossant l’uniforme qui lui sied le plus, celui de la police.

Envers et contre tout, Leïla devient médecin. Tayeb, son père, continue à lui chercher un mari.

Je me permets une seule petite critique : un arbre généalogique des personnages aurait été le bienvenu. En effet, il est difficile de se repérer entre les Bouhalafa du Maroc et ceux de l’Algérie. Sans compter que les prénoms ne font pas partie de notre culture. Alors, amies lectrices, amis lecteurs, je vous conseille de faire un plan pour circuler à l’aise dans les méandres des Hommes Qui Marchent.  

Pour finir, Leïla prend la plume, raconte, comme sa grand-mère Zohra, son propre combat pour grandir et échapper à l’enfermement. 

Un très beau Malika Mokeddem. Je vous le recommande. Cette page d’histoire, déclinée au travers des destins de Zohra, Saâdia et Leïla est une petite merveille tant sur le fond que sur la forme. Raison pour laquelle, j’ai fait ce si long compte-rendu…

Avec mes amies femmes du Maroc
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K
Bonsoir Nicole<br /> Me voilà en Alsace ou il fait bien froid.......... la grêle<br /> J'en profite également pour vous remercier de cette soirée bien agréable<br /> A bientôt je l'espère et si vous venez à la capitale<br /> Bien cordialement<br /> KATHY
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