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"L’Amour est une Ile" de Claudie Gallay

19 Mars 2014 , Rédigé par Nicole Faucon-Pellet Publié dans #j'ai lu

Claudie Gallay : L’Amour est une Ile

Isabelle, une vieille dame vêtue d’une robe charleston bleu turquoise, un long collier de perles et un tour de tête noir pailleté de dorures, portant au majeur une grosse améthyste carrée, offre l’hospitalité à Marie : une jeune fille qui vient d’arriver à Avignon pour le festival perturbé par la grève des intermittents du spectacle.

Isabelle a perdu sa fille de trente dans le crash de la Japan Airlines.

C’est Odon Schnadel, directeur du théâtre du Chien Noir qui joue Nuit Rouge qui lui a conseillée à Marie cette adresse.

Odon vit sur une péniche en compagnie de Big Mag son crapaud.

Couverte de piercing, Marie traine dans la ville. Sous sa chemise, elle porte une bourse en cuir contenant les cendres de son frère. Elle est là pour lui : pour ses mots écrits dans la nuit de la camionnette, à califourchon sur la lune, des textes qu’il a écrit qu’elle a tapés, qu’ils ont envoyé à Odon.

Dans l’église, Marie se plie, même position, la frontale entre les mains, comme la vieille agenouillée à ses côtés qui connaît les chemins qui mènent aux dieux. Elle met sa prière dans le sillage, ça montera droit, elle pense. Marie est une gamine qui ressemble à une déchirure.

Tous les personnages gravitent autour du théâtre : Julie, la fille d’Odon qui dit à son père Odon qu’il est de droite. Il n’est pas de droite. Plus de gauche. Elle, elle est vraiment de gauche, idéaliste, sentimentale, elle croit que l’homme est bon. Depuis quelques temps les bons sentiments, la fraternité, ça agace Odon à qui il arrive de penser que l’homme est pervers, médiocre et jaloux.

Il y a aussi Yann qui veut trouver l’amour ; Chatt’ qui dit que c’est une illusion, que l’amour n’a rien de poétique, qu’il se résume scientifiquement à un déclenchement d’hormones, avec, pour seule finalité, la survie de l’espèce ; Jeff qui cogne les grévistes ; Damien, écœuré, qui dort sur un banc et se sert du vent comme oreiller veut se retirer du monde, finir anachorète ; Greg qui embrasse Marie, dont les mains se posent sur les lanières qui retiennent la bourse aux cendres. Elle le mord. Elle lave tous les endroits de peau qui ont été touchés par l’autre peau, puis elle mange la cendre de son frère.

Le curé déverse les hosties dans le ciboire, verse le vin dans le calice, répond à Julie qui se plaint de son vieux réac de père qui est le seul théâtre à jouer en ces moments troubles :

— Galilée a été très seul en son temps, ça ne l’a pas empêché d’avoir raison.

Odon croit que notre Dieu nous a oublié. Et accuse le curé :

— Dans tes messes, tu manges de la chair, tu bois du sang, tu pries à genoux devant un type qui s’est laissé clouer sur une planche !

Cela ne l’empêche pas de jouer aux échecs avec lui.

— Il n’existe que deux choses infinies, l’univers et la bêtise humaine, dit Odon, reprenant une phrase d’Einstein.

Paul Selliès a envoyé deux textes à Odon : Nuit Rouge et Anamorphose qui s’est transformé en Ultimes Déviances après que Mathilde Monsols dite la Jogar l’ait corrigé. Anamorphose c’est la déformation réversible d’une image à l’aide d’un miroir ou d’un système optique ou électronique. L’objet étrange au premier plan est une anamorphose.

Nathalie, l’ex femme d’Odon, rédactrice en chef à la locale d’Avignon, apprend le subterfuge.

La jogar est revenue. Elle passe devant sa maison natale où vivait un couple de salamandres autour du vieux puits. Elle aime Odon, Odon l’aime.

Marie a un polo vert, le vert ça porte malheur au théâtre : Molière est mort en habit vert, Judas portait une tunique verte et la camionnette de son frère était verte…

Marie commande une salade. Sur la nappe une mante religieuse décroche la tête ronde de son mâle. Elle la mastique. Le mâle est toujours derrière elle, accroché. Elle entend le bruit des mandibules qui écrasent.

Un scarabée s’avance, les pattes dans le caniveau. Marie a lu que les insectes pouvaient vivre sans tête. Elle prend l’insecte dans ses mains, resserre ses ongles et tranche d’un coup sec. Il n’y a pas de sang. Les pattes se remettent à bouger ; le corps passe à côté de la tête, s’avance, s’éloigne.

— C’est d’une cruauté imbécile, dit une femme à côté d’elle.

Marie fait des photos, gratte ses croutes jusqu’au sang et obtient de la Jogar qu’elle joue pour elle Anamorphose.

— Il faudrait que tu imprimes tes meilleures photos sur papier, et que tu les montres. Ça ne sert à rien de faire si tu ne partages pas, explique Isabelle qui lui conseille de regarder le livre de Willy Ronis, de lire Regain de Giono ; lui parle du mime Marceau qui disait : Se taire est la seule attitude valable, de Mnouchkine, de Jean Vilar, de Maria Casarès, d’Aragon, de Gérard Philippe, de Léo Ferré …

Marie pose une urne à pensées sur la table, à côté de ses photos. L’urne se remplit, elle collectionne les billets.

À la dernière représentation de Nuit Rouge, Marie monte sur scène, arrache l’anneau de sa lèvre, anneau sur lequel est gravé le nom de son frère.

Odon jette son piano dans le Rhône.

Réfugiée dans les combles du théâtre, Marie mange des feuilles de digitale pourpre, les plus belles, les plus toxiques, celles que Jeff cueillait pour le spectacle, tandis qu’un court-circuit la terrasse.

Julie parle du sel avec son père, du sel qui ronge et cicatrice, une action et son contraire, comme le feu qui réchauffe et détruit. L’envers et l’endroit, le bien et le mal, l’amour et la haine. Les contradictions sont partout, en toutes choses.

Le festival s’achève.

Marie meurt.

Le crapaud Big Mag meurt lui aussi.

Mathilde s’en va après avoir revu son père veuf.

Reste le style de Claudie Gallay : une ambiance campée à coup de phrases courtes, souvent sans verbe ; la lectrice devine les personnages, les suit dans leurs déambulations et leurs états d’âme, pressent leur destinée.

C’est terrible, c’est irrésistible. Je me suis laissée envoûter. Quel talent !

Sur la nappe une mante religieuse décroche la tête ronde de son mâle. Elle la mastique

Sur la nappe une mante religieuse décroche la tête ronde de son mâle. Elle la mastique

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